XIII
LA PLUS BELLE ÉPITAPHE

Aussitôt après avoir jeté l’ancre derrière Sandy Hook, l’Hirondelle et son équipage furent pris dans le tourbillon d’un radoub limité mais bienvenu. Sous l’œil froid d’un ingénieur du chantier, le bâtiment passa en carène et l’on retira la traîne qui recouvrait ses œuvres vives. Bolitho put enfin envoyer Lock à terre où, au prix de quelques combinaisons, il réussit à trouver des vivres frais et à remplacer les tonneaux de bœuf et de porc les plus avariés.

Au milieu de cette activité effrénée qui les occupait du matin jusqu’au soir, Bolitho recevait de temps à autre la visite d’un administratif de l’état-major. Cet officier recueillit ses déclarations ainsi que celles de Tyrrell, pour les comparer à ce qui avait été porté au journal de bord lors de la destruction du Faon et avant l’attaque. Buckle dut ressortir toutes les cartes qu’il avait utilisées et les commenter. Les questions pointilleuses du lieutenant le plongèrent rapidement dans la confusion la plus totale, Mais les jours passant, l’Hirondelle avait retrouvé son apparence habituelle, Le souvenir amer de la perte du Faon de même que la scène qui s’était déroulée dans la chambre de Colquhoun s’estompaient lentement dans l’esprit de Bolitho.

Les affaires de son bâtiment ne lui laissaient pas un instant ; ne sachant pas quand ses prochains ordres risquaient d’arriver, il avait utilisé les rares moments qu’il avait de libres pour analyser de plus près tous les aspects de la guerre sur terre et en mer. La convocation d’avoir à se présenter devant la Cour martiale lui causa presque un choc.

Trois semaines avaient passé depuis qu’il s’était heurté à Colquhoun à bord de la Bacchante, et chacune de ses journées ou presque l’avait vu affairé à une chose ou à une autre.

Seuls quelques détails se détachaient encore nettement dans sa mémoire. Le spectacle de désolation qui régnait à bord du Faon, le visage de Maulby couvert de mouches, la fierté du jeune Heyward lorsqu’il lui avait confié la responsabilité de recevoir la reddition du Français, le seul officier survivant du Faon à qui il avait confié sa garde jusqu’à l’arrivée des fusiliers. Le geste saccadé, le visage ravagé par ce qu’il venait de voir et d’entendre, le second de Maulby avait l’air d’un rescapé de l’enfer.

Le matin du jour où devait se réunir la Cour, Bolitho se tenait sur le pont en compagnie de Tyrrell et de Buckle, parfaitement conscient du regard de ses hommes et des équipages des autres bâtiments mouillés à proximité.

Tyrrell allongea péniblement sa jambe.

— Je risque d’être convoqué comme témoin, mais Dieu sait que je me sens presque coupable !

Bolitho observait le canot qui approchait et remarqua que Stockdale et tout l’armement avaient endossé leurs meilleurs habits. Eux aussi devaient se rendre compte de la solennité de l’instant.

Et ils n’avaient pas tort, songea-t-il tristement. Ce jour était celui de Colquhoun, mais il n’était pas rare de voir un noyé entraîner les autres dans sa perte.

Il tourna les yeux vers le vieux soixante-quatorze mouillé trois encablures plus loin. Le Parthian, à bord duquel il avait reçu ses instructions avant d’aller récupérer les soldats et le général Blundell. Comme ce jour paraissait lointain… Une éternité.

Le canot était tout près, Tyrrell s’exclama soudain :

— Ce salopard mérite d’être pendu !

Bolitho suivit les autres jusqu’à la coupée. Il essayait de mettre au clair ses propres sentiments. Il lui était difficile de continuer à haïr Colquhoun ; sa faiblesse n’avait peut-être été que trop humaine et sa première colère avait passé.

À huit heures, les cloches de tous les bâtiments au mouillage tintèrent, et un coup de canon partit à bord du Parthian. Le pavillon de la Cour martiale monta à la corne : le moment était venu.

Le visage fermé, Graves se tenait au garde-à-vous avec le détachement. Il n’était pas impliqué dans cette affaire, et Bolitho se demanda s’il ne voyait pas la Cour martiale comme une occasion de promotion.

Après avoir franchi la coupée dorée du Parthian et être passé devant la garde puis la clique, il ressentit une espèce de dégoût. La dunette du deux-ponts était remplie de visiteurs : des officiers supérieurs dont quelques-uns de l’armée de terre, plusieurs civils à l’air prospère, un peintre solitaire, tout cela donnait l’impression d’une excursion plus que d’un tribunal. L’artiste, un petit homme barbu à l’œil vif, passait d’un angle à l’autre pour croquer quelques esquisses, notant ici ou là le détail d’un uniforme ou d’un titre.

Apercevant Bolitho, il se précipita vers lui entre les gens qui menaient des discussions animées, le carnet déjà en batterie.

— Ah, mon bon monsieur ! Vous êtes bien le capitaine Bolitho ? – son crayon s’activait. Je suis tellement heureux de faire enfin votre connaissance. J’ai beaucoup entendu parler de vos exploits.

Il se tut et eut un sourire timide :

— J’aurais tant aimé être à votre bord pour faire quelques croquis. Au pays, les gens ont besoin de savoir…

— Pour l’amour du ciel, murmura Tyrrell…

Le capitaine d’armes ouvrit une porte et les visiteurs commencèrent à avancer vers la grand-chambre. Désormais seuls, mal à leur aise dans leurs uniformes, les meilleurs qu’ils eussent pu trouver, les témoins restèrent sur la dunette.

— Une autre fois peut-être, répondit enfin Bolitho.

Il tourna la tête pour regarder un capitaine de fusiliers, épée au clair, qui précédait le cortège. Cette seule vue le rendait malade. Quel sinistre jury, comme les corbeaux à Tyburn, ou les imbéciles trépignant de plaisir et qui pouvaient attendre des heures qu’un pauvre diable se fît pendre à un gibet de village.

Le sourire de l’artiste s’était effacé.

— Je comprends. Je croyais que…

— Je sais ce que vous pensiez, le coupa Bolitho, que je serais content de voir un homme se faire dégrader !

Il ne dissimulait pas sa désapprobation.

— Cela aussi, c’est vrai – il cligna des yeux pour modifier quelque détail de son croquis. Je m’imaginais également que vous verriez peut-être votre avenir sous un jour plus favorable après la disgrâce de cet homme.

Il haussa les épaules quand Bolitho se tourna brusquement vers lui, l’air furieux.

— Comme j’ai tort sur tous les tableaux, c’est que je suis un imbécile, et cela veut dire que vous êtes encore meilleur que ce que l’on raconte.

Bolitho le regardait tristement :

— Ce que « l’on raconte » ne pèsera pas lourd aujourd’hui.

Un lieutenant les appela :

— Par ici, messieurs.

Ils le suivirent par ordre d’ancienneté et allèrent s’entasser au carré.

L’artiste peintre se faufila entre eux et se rendit dans la grand-chambre.

— Par Dieu, grogna Tyrrell, qu’est-ce qui nous arrive ? Pendant qu’ils y sont, ils comptent aussi faire un tableau du Jugement dernier ?

Les premières auditions durèrent toute la matinée. La Cour appelait les témoins, enregistrait les éléments de preuve : faits, choses entendues, aspects techniques ou purs fruits de l’imagination, il fallait apparemment une éternité pour tout consigner par écrit. De temps à autre, une interruption de séance permettait aux participants de se rafraîchir et aux visiteurs de se dégourdir les jambes sur la dunette.

De toute cette matinée, Bolitho ne prononça pratiquement pas un mot. Autour de lui, le visage plein de confiance ou au contraire marqué par l’anxiété, le reste des témoins attendaient leur tour. Odell, de la goélette Lucifer, toujours aussi agité, ce qui ajoutait à leur tension à tous ; le second et le maître pilote de la Bacchante ; le second du Faon et un marin devenu aveugle dans l’affaire, qui se trouvait près de Maulby lorsqu’il avait été touché.

Les témoins s’étaient ainsi égrenés en fonction de leur ancienneté ou de l’importance de leur déposition ; ne demeuraient plus que Tyrrell et Bolitho. À travers les sabords, on apercevait les canots qui faisaient la navette entre la terre et les bâtiments, de la fumée sur le sable, là où quelqu’un faisait brûler du bois d’épave.

La chaleur était infernale. Un 1er mai. Bolitho essayait de s’imaginer la vie au pays, à Falmouth. Il se disait parfois qu’il ne reverrait jamais tout cela. Les points blancs des brebis dans les collines et sur la pointe. Les vaches qui meuglaient dans le chemin au pied de la maison et qui s’arrêtaient toujours, curieuses, devant le portail, comme si elles découvraient les lieux pour la première fois. Sur la place de la ville, là où la diligence prenait les voyageurs pour Plymouth ou changeait les chevaux avant de continuer plus loin vers l’ouest, il entendait encore les rires, les cris de joie. Car, si la guerre représentait une menace là-bas aussi, ce n’était pas pire que l’hiver et c’était bien loin jusqu’à la prochaine. Pour le moment, les pêcheurs pouvaient aller en mer en toute tranquillité, les champs et les marchés témoignaient de la prospérité et du labeur des gens.

— Monsieur Tyrrell !

Le lieutenant lui tenait la porte – « Par ici…».

Tyrrell ramassa sa coiffure et se tourna vers Bolitho :

— Ça ne tardera plus, monsieur.

Et Bolitho se retrouva seul.

Il n’attendit pas longtemps. La déposition de Tyrrell était purement factuelle et concernait surtout l’épisode du franchissement du haut-fond, le début de l’engagement. De toute manière, il avait exécuté les ordres et n’avait donc rien à craindre.

Lorsque son tour arriva, Bolitho suivit le lieutenant sans même se souvenir qu’il avait prononcé son nom.

La pièce était bourrée de gens assis. À l’arrière, tout à droite, les membres de la Cour se tenaient derrière une table qui courait presque d’un bord à l’autre. Au centre, le président, Sir Evelyn Christie, flanqué de dix capitaines de toutes anciennetés. Il n’en connaissait aucun.

Le contre-amiral Christie l’examinait d’un air froid.

— Vous avez déposé sous serment et nous avons lu votre déposition, qui a été jointe au dossier.

Il avait sa voix la plus officielle, si bien que Bolitho se souvint soudain de leur dernière rencontre. Quelle différence ! Il sentait comme de l’hostilité.

— Nous avons pris connaissance du plan établi pour s’emparer de cette flûte, et des événements qui ont conduit à sa découverte, y compris le témoignage du capitaine du Lucifer et de vos propres officiers.

Il s’arrêta, le temps de fouiller dans ses papiers.

— Dans votre déposition, vous déclarez que vous aviez mis en garde votre supérieur contre une expédition comme celle qui a été décidée en fin de compte ?

Bolitho s’éclaircit la gorge.

— Je pensais que, compte tenu des circonstances…

— Oui ou non ? l’interrompit brutalement le capitaine de vaisseau le plus proche.

— Oui – Bolitho avait les yeux fixés sur l’amiral. J’ai donné mon avis.

L’amiral se pencha lentement en arrière.

— L’accusé a déjà déclaré que ce ne fut pas le cas. Il ne vous a remis vos ordres qu’après avoir constaté votre insistance à soutenir que votre bâtiment serait mieux utilisé dans le nord du banc.

Le silence était pesant, Bolitho sentait son cœur battre à se rompre. Il avait bien envie de tourner la tête et de regarder Colquhoun, mais il savait que cela serait immédiatement interprété comme un aveu de culpabilité.

L’officier le plus ancien lui demanda soudain :

— Y a-t-il des témoins de ce qui s’est dit lorsque ces décisions furent prises ?

Bolitho le regarda en face :

— Il n’y avait que le commandant Maulby, monsieur.

Il eut l’impression que la chambre se refermait sur lui, que tous ces gens le regardaient comme des oiseaux de proie.

— Je continue, reprit l’amiral en soupirant. Après avoir quitté les autres bâtiments, vous vous êtes dirigé vers le poste qui vous avait été attribué.

— Oui, amiral.

L’amiral leva brusquement la tête :

— Alors, pourquoi avez-vous franchi le banc ?

Il frappa violemment sa pile de papiers, ce qui fit sursauter le public.

— Etait-ce la réaction d’un coupable ? Avez-vous compris que le capitaine Colquhoun avait raison et qu’il avait besoin de votre soutien dans le sud ?

— Non, amiral.

Il sentait ses mains trembler, une sueur glacée lui dégoulinait entre les épaules.

— Je me suis déjà expliqué sur mes raisons. Le vent était tombé, je n’avais pas d’autre choix que changer de route comme je l’ai fait.

Il revoyait nettement la scène, comme dans un cauchemar : Heyward, en proie à la panique depuis qu’il n’était plus maître de la situation. Buckle, inquiet pour leur sécurité et assez critique quand il avait annoncé ses intentions. Il s’entendit ajouter doucement :

— Le commandant Maulby était mon ami.

Le plus ancien des juges le regarda :

— Vraiment ?

Bolitho tourna la tête et aperçut Colquhoun pour la première fois. Le changement qui s’était produit sur son visage le bouleversa : il était très pâle et, dans la lumière tamisée, sa peau avait l’apparence de la cire. Debout, les bras ballants, il suivait les mouvements lents du roulis. Mais le pire, c’était ses yeux. Il le fixait dans les yeux, ou regardait ses lèvres lorsqu’il parlait, avec une expression de haine si épouvantable que Bolitho s’exclama :

— Mais dites-leur donc la vérité !

Colquhoun essaya d’avancer, mais le capitaine de fusiliers qui l’escortait le retint par le bras et il se calma.

— Cela suffit, Bolitho ! s’exclama l’amiral, je ne tolérerai pas de dispute devant cette cour !

Le capitaine de vaisseau le plus ancien toussa légèrement avant de poursuivre :

— Quant au reste, nous le connaissons : la surprise des Français, la manière dont vous avez détruit leur flûte, tout cela est au-delà de toute critique. En dépit de dangers trop évidents, vous avez réussi à sauver quelques rescapés du Faon, et, grâce à vos efforts, plusieurs des blessés sont toujours en vie et en bonne voie de guérison.

Bolitho le fixait, l’air hagard. Il avait fait son devoir, mais tous les mensonges qu’avait racontés sur son compte Colquhoun, ruinant un témoignage que seul Maulby aurait pu confirmer, rendaient ce dernier hommage dérisoire. Il baissa les yeux sur le sabre de Colquhoun posé là, sur la table. Le sien risquait bien d’aller le rejoindre sous peu. Mais, finalement, cela lui importait bien moins que la souillure qui allait rejaillir sur son nom, et cela, il ne pouvait le supporter.

Du regard, l’amiral fit lentement le tour de la chambre :

— Je pense que nous en avons entendu suffisamment avant de suspendre l’audience, messieurs ?

Bolitho vacilla sur ses pieds : un déjeuner interminable en perspective, une longue attente. C’était une véritable torture.

Mais il sursauta comme tout un chacun dans l’assistance lorsqu’une chaise tomba dans un grand bruit derrière les juges.

Une grosse voix rauque criait :

— Mais non, sacrebleu, je ne resterai pas tranquille ! Pour l’amour de Dieu, j’ai perdu mes yeux au service du roi, et j’aurais pas le droit de dire la vérité ?

— Silence là-bas ! ordonna sèchement l’amiral. Sinon, j’appelle la garde !

Mais cela ne servit à rien. La plupart des visiteurs étaient déjà debout, tout le monde criait. Bolitho en vit même quelques-uns qui étaient grimpés sur leurs chaises pour mieux voir ce qui se passait.

L’amiral se rassit sans rien dire, tandis que les autres membres de la Cour attendaient qu’il mît sa menace à exécution.

Tout le monde se tut enfin et la foule se tassa pour laisser passer l’artiste peintre qui s’approcha de la table. Il tenait par la main le marin devenu aveugle à bord du Faon et qui avait déjà déposé brièvement sur ce qu’il avait vu des préparatifs pour couper le câble afin d’échapper à l’artillerie française.

Et c’est cet homme, vêtu d’un pantalon troué et d’une vareuse empruntée, qui s’approchait de la table, la tête en avant comme pour flairer les gens.

— Très bien, Richards, dit l’amiral d’une voix grave – il attendit que tout le monde fût assis. Que souhaitiez-vous donc nous dire ?

Le marin se pencha pour s’agripper des deux mains au rebord de la table. La tête, enturbannée de bandages, dominait l’amiral de toute sa hauteur.

— J’y étais, amiral. Juste sur la dunette avec le cap’tain’ Maulby !

On aurait entendu une mouche voler…

Bolitho le vit qui esquissait un mouvement de la main et gonflait la poitrine tandis qu’il revivait ces derniers moments, les plus terribles.

— Les Français nous avaient mis à merci, monsieur. Il nous restait guère d’mâture, et pas pus d’la moitié d’nos braves gens, morts qu’i’z’étaient.

Le même capitaine de vaisseau tenta de l’interrompre, mais la manche dorée de l’amiral l’en empêcha.

— Les rames en morceaux, qu’elles étaient, mais le cap’tain’ Maulby n’arrêtait point de jurer et de tempêter comme il avait accoutumé d’faire – sous le bandage, sa bouche esquissa un sourire. Et j’vous jure bien qu’i’savait sacrer dès qu’i’pouvait, m’sieur – son sourire s’effaça. J’suis quartier-maître et v’là qu’j’étais seul à la barre, vu qu’le pilote était tombé mort et qu’mon mat’lot aussi, mort itou. Le second était en bas, blessé au bras, et c’est là qu’not’cap’tain s’est tourné vers moi et qu’il a crié : « Qu’il aille se faire foutre, ce Colquhoun, Richards, il a fini par avoir not’peau ! »

Il laissa tomber sa tête, ses doigts glissèrent lentement le long de la table tandis qu’il répétait : « Il a fini par nous avoir ! »

— Et ensuite, que s’est-il passé ? demanda lentement l’amiral.

Richards mit longtemps à se reprendre. L’assistance ne bronchait pas, nul ne disait mot. Derrière les fenêtres, les grosses mouettes paraissaient être les seuls êtres vivants. Il poursuivit :

— M. Fox, le second lieutenant, venait de partir à l’avant, m’est avis qu’c’était pour mettre du monde à pomper. Plusieurs boulets des canons qu’la Grenouille avait mis à terre nous sont tombés d’sus et ont tué M. l’aspirant Vasey. L’avait jamais que quatorze ans mais c’était l’bon gars quand i’s’y mettait. Quand il est tombé, le cap’tain’m’a crié : « Si Richard Bolitho était avec nous à c’t’heure, comme i’voulait, c’est là, bon Dieu, qu’on leur aurait montré c’qu’on sait faire, artillerie ou pas ! »

L’amiral bondit :

— En êtes-vous absolument certain ? Est-ce exactement ce qu’il a dit ?

Richards hocha la tête.

— Ouais, m’sieur. Et j’suis pas près d’oublier, pour la bonne raison qu’c’était quand un coup de plus nous est tombé d’sus et qu’la vergue s’est carapatée su’l’pont. C’est là qu’le captain Maulby i’s’est retrouvé coincé. Et lui, i’sacrera pus, pus jamais – il hocha lentement la tête. Un bon capitaine que c’était, même si qu’y gueulait plus souvent qu’à son tour.

— Je vois – l’amiral jeta un coup d’œil au capitaine de vaisseau assesseur, puis : Vous rappelez-vous quelque chose d’autre ?

— On a touché le récif, m’sieur. L’artimon est tombé et un sacré foutu pierrier, sauf vot’respect, m’sieur, est venu percuter le pavois et m’a ôté la vue. J’me rappelle pus d’grand-chose après jusqu’à ce que j’me soye retrouvé à bord de l’Hirondelle.

— Je vous remercie – l’amiral fit signe à un fusilier. Je veillerai à ce que l’on prenne soin de vous.

Richards se frotta lentement le front :

— Merci, m’sieur. J’espère que vous m’pardonnez, mais i fallait ben que j’dise c’que j’savais.

On l’aida à traverser la foule, dévisagé en silence par toutes ces paires d’yeux. Quand la porte se fut refermée, des murmures commencèrent à s’élever.

— Je ne vous dirai pas une seconde fois de vous taire ! fit l’amiral.

— Vous n’allez tout de même pas croire ce que raconte ce menteur ? s’écria Colquhoun d’une voix perçante, ce… ce… cette espèce de demi-témoin !

Le capitaine des fusiliers s’avançait pour le retenir, mais s’arrêta en entendant l’amiral qui disait tranquillement :

— Continuez, je vous prie, monsieur Colquhoun.

— Oh, je savais très bien à quoi m’en tenir sur Bolitho et Maulby ! Comme cul et chemise, ces deux-là !

Il s’était légèrement tourné, les bras tendus comme pour embrasser la Cour.

— Et je savais pertinemment que Bolitho voulait en retirer toute la gloire pour lui-même – il s’exprimait d’une voix pressée, son visage luisait de sueur. J’ai compris le petit jeu de Bolitho dès le début, et c’est la raison pour laquelle je l’ai envoyé dans le nord, pour donner à Maulby une chance de faire ses preuves. C’est pour cela qu’il essaie de me faire condamner. Je savais qu’il voulait s’emparer tout seul du français, sans me laisser le temps de rejoindre ma position d’attaque !

Il s’arrêta net, bouche bée.

— Donc, coupa l’amiral, il n’était pas d’accord avec votre plan, capitaine Colquhoun ? Votre déposition était un mensonge ?

Colquhoun se tourna pour le regarder, la bouche toujours ouverte, comme s’il venait de recevoir un coup de pistolet et ressentait les premiers soubresauts de l’agonie.

— Je… je – il s’éloigna de la table – je voulais seulement…

— Emmenez l’accusé, capitaine Reece !

Bolitho le regarda passer dans l’assistance, la démarche encore moins assurée que ne l’avait été celle du marin aveugle. C’était incroyable. Et pourtant, en dépit de ce qui venait de se passer, il ne ressentait ni soulagement ni satisfaction. Partagé entre honte et pitié, il ne savait plus où il en était.

— Vous pouvez vous asseoir, monsieur Bolitho.

L’amiral l’observait.

— Je ferai porter dans vos états de service que vous-même et vos hommes vous êtes conduits conformément aux meilleures traditions de la marine – il se tourna vers l’assistance. La Cour se réunira dans deux heures. C’est tout.

Le monde paraissait si différent hors de cette chambre étouffante. Les gens se pressaient autour de lui, des mains se tendaient, chacun lui faisait son compliment.

Tyrrell et Odell, suivis de Buckle qui assurait l’arrière-garde, réussirent à le conduire à la coupée où attendaient les canots. Bolitho aperçut le petit artiste peintre et courut à lui :

— Merci pour votre aide, lui dit-il en lui tendant la main, j’ai été trop dur avec vous.

Il chercha autour de lui :

— Et où se trouve ce Richards ? J’aimerais le remercier, lui aussi… Cela a dû lui demander beaucoup de courage, d’agir comme il l’a fait.

— Il est déjà reparti sur son transport. Je lui ai bien demandé d’attendre, mais…

Il haussa tristement les épaules.

— Je comprends, fit Bolitho en hochant la tête, nous sommes tous là à nous congratuler, et lui, n’a plus aucun avenir, même plus ses yeux pour voir ce qui l’attend.

Le petit homme souriait en le regardant, comme s’il essayait de deviner quelque chose.

— Je m’appelle Majendie, cela me ferait plaisir de vous parler, une autre fois.

Bolitho lui donna une tape sur l’épaule en se forçant à sourire.

— Alors, venez donc à mon bord. Quitte à devoir attendre encore deux heures, autant le faire à un endroit où j’aurai l’impression d’être libre.

La Cour se réunit pile à l’heure dite. Bolitho n’arrivait pas à détacher les yeux du sabre de Colquhoun qui était pointé sur lui.

Plus tard, il eut du mal à se souvenir de ce qu’avait exactement dit ce capitaine de vaisseau. Quelques fragments du genre : « Vous avez risqué la vie d’hommes placés sous vos ordres, vous avez utilisé votre bâtiment à votre seul profit » et, un peu plus tard, «… un faux témoignage qui déshonore le nom d’un officier du roi et rejaillit par le fait même sur cette Cour ».

Il déclara bien d’autres choses encore, mais Bolitho entendait mal, d’autres voix couvraient la sienne. Maulby, Tyrrell, même Bethune, ils étaient tous là. Et par-dessus tout, le marin aveugle, Richards : « C’était un bon commandant. » Que pouvait-on rêver de mieux, y avait-il plus belle épitaphe ?

L’amiral le tira brutalement de ses pensées.

— La sentence de la Cour est que vous êtes relevé de votre commandement et serez placé aux arrêts jusqu’à votre retour en Angleterre.

Colquhoun regarda d’abord les officiers qui lui faisaient face, le visage grave, puis son sabre.

Relevé de son commandement. Bolitho détourna les yeux, le pendre aurait été plus humain.

Un ordre brisa le silence :

— Prisonnier et escorte, en avant, marche !

Tout était fini.

Tandis que les marins poussaient doucement les passagers bruyants vers la dunette, le contre-amiral Christie fit le tour de la table et tendit la main à Bolitho.

— Bien joué, Bolitho – il lui secouait la main à la rompre. Je mets tous mes espoirs dans les jeunes officiers de votre étoffe.

Voyant que Bolitho ne savait trop que dire, il ajouta en souriant :

— Il m’a été pénible de vous traiter comme j’ai été contraint de le faire. Mais je voulais voir votre nom blanchi à l’issue de cette malheureuse affaire. Que vous ayez eu tort ou raison, cela vous aurait suivi tout le reste de votre carrière.

Il poussa un soupir, il avait l’air las :

— Seul Colquhoun pouvait vous mettre hors de cause, et c’est ce malheureux Richards qui a allumé la mèche.

— Oui, amiral, je comprends mieux à présent.

L’amiral prit sa coiffure et se plongea dans une vague contemplation.

— Venez à terre ce soir avec moi. Le gouverneur offre une réception, c’est plutôt ennuyeux, mais cela ne fait pas de mal de les voir s’amuser – et, sentant une certaine réticence chez Bolitho : Prenez ceci comme un ordre !

— Merci, amiral.

Bolitho le regarda qui regagnait ses appartements. Une invitation à terre ! L’amiral aurait tout aussi bien pu le condamner à une peine ignominieuse, si le destin n’avait pas donné le petit coup de pouce nécessaire.

Il poussa un profond soupir : quand cessait-on d’apprendre quelque chose en des matières aussi compliquées ?

Puis il se dirigea vers le pont où son canot l’attendait au milieu des autres.

 

La soirée se révéla rapidement plus magnifique et plus agaçante que tout ce que Bolitho avait imaginé. En tendant sa coiffure à un laquais noir emperruqué et en attendant que le contre-amiral Christie eût achevé d’échanger quelques mots avec un autre officier général, il examinait le grand hall bâti sur des piliers. Le salon et la galerie qui le surplombait étaient remplis de toilettes et d’uniformes chamarrés, principalement des Tuniques rouges de l’armée. Les dames portaient des robes de brocart et de velours. Il y avait bien entendu bon nombre d’uniformes plus familiers : les tenues bleues des officiers de marine. Bolitho nota cependant avec une certaine anxiété que ceux qui les portaient étaient majoritairement des amiraux d’une espèce ou d’une autre. Il y avait aussi plusieurs fusiliers marins que leurs parements blancs et leurs boutons d’argent permettaient de distinguer de leurs homologues de l’armée. Quant aux civils, ils étaient si nombreux que c’était à se demander comment New York arrivait à les contenir tous. Sur les côtés, des noirs servaient dans de petits salons où l’on avait disposé des tables chargées de victuailles avec une abondance digne d’un conte de fées. Le pays était en guerre, mais les buffets croulaient sous le poids des mets les plus délicats. De la viande, des pâtés, des fruits extraordinaires et des rangées étincelantes de bols à punch que les domestiques emplissaient à qui mieux mieux.

Christie s’approcha :

— Regardez-les bien, Bolitho, un homme a autant besoin de savoir qui il sert que la cause qu’il défend !

Un laquais en livrée verte les accueillit en haut de l’escalier de marbre et, après les avoir toisés, annonça les nouveaux arrivants d’une voix qui en aurait remontré à un gabier volant au plus fort d’une tempête.

— Sir Evelyn Christie, chevalier de l’ordre du Bain, contre-amiral de la Rouge.

Il ne s’abaissa pas, toutefois, jusqu’à annoncer Bolitho, sans doute parce qu’il le prenait pour un vulgaire aide de camp ou pour quelque parent de l’amiral.

Mais cela n’avait guère d’importance : les invités continuaient à rire et à bavarder sans trop se soucier des nouveaux arrivants.

Christie se glissa à la lisière de la foule, avec un signe de tête par-ci, une tape sur l’épaule par-là, se courbant à l’occasion devant une dame. Il était difficile de l’imaginer dans le rôle qui avait été le sien toute la matinée : un président de Cour, qui ne devait de comptes à personne quand il rendait une sentence.

Bolitho le suivit jusqu’à une table disposée au fin fond du hall. Au-delà, derrière les valets ruisselant de sueur, une porte-fenêtre s’ouvrait sur un vaste gazon où brillait une fontaine à la lumière des lanternes.

— Eh bien ? – Christie attendit qu’on leur eût servi un grand verre. Qu’en pensez-vous ?

Bolitho se retourna pour observer les silhouettes qui se pressaient près des loges, se préparant à danser un quadrille aux sons d’un invisible orchestre à cordes. Comment tous ces gens pouvaient-ils trouver la place de danser, cela restait un mystère.

— On se croirait dans un conte de fées, amiral.

Christie l’observait, amusé.

— Un conte de fous, vous voulez dire !

Bolitho goûta le vin qu’on lui avait servi : contenu et contenant rivalisaient de perfection. Il commençait à se détendre, mais cette dernière question l’avait mis sur ses gardes. La remarque de l’amiral prouvait cependant qu’il n’avait aucunement l’intention de le mettre à l’épreuve.

— Une ville en état de siège, poursuivit Christie, et nous sommes bien obligés d’admettre que c’est le cas, reste toujours quelque chose d’irréel. La cité est remplie de réfugiés et de malfrats, de marchands à la recherche de profits rapides et qui se soucient peu de savoir s’ils sont d’un bord ou de l’autre. Enfin, comme toujours dans une campagne de ce genre, nous avons deux armées.

Bolitho ne le quittait pas des yeux, oubliant momentanément le bruit et toute cette agitation, son inquiétude de la matinée. Comme il le soupçonnait depuis le début, l’air désinvolte de Christie cachait un esprit aiguisé, un cerveau capable de vous décortiquer le moindre problème en balayant tout ce qui était superflu.

— Deux armées, amiral ?

L’amiral fit signe qu’on leur apportât des verres.

— Buvez votre content, vous ne trouverez jamais vin aussi délicieux ailleurs. Oui, nous avons d’un côté des militaires qui se confrontent quotidiennement avec l’ennemi, qui essaient de déceler un point faible ou de contenir ses assauts. Des soldats qui vivent debout, qui ne savent plus ce qu’est un bon lit ou une nourriture digne de ce nom… – il sourit tristement – … comme ceux que vous avez sauvés dans la baie de la Delaware. En bref, de vrais soldats.

— Et les autres ?

Christie fit la grimace.

— Derrière toute grande armée, vous avez ce que l’on appelle une organisation – d’un geste, il lui montra la foule : Le gouvernement militaire, le secrétariat, les négociants qui vivent de la guerre comme des sangsues.

Du coup, Bolitho ne voyait plus du même œil ces silhouettes qui virevoltaient. Il s’était toujours méfié de ces gens-là, mais il avait du mal à croire que les choses en fussent au point que disait la description de l’amiral. Et pourtant… Il revit soudain les visiteurs du matin, tous ces gens qui papotaient devant la Cour martiale. Ils assistaient à la disgrâce d’un homme comme à un spectacle, à une récréation qui venait briser la monotonie d’une existence insipide.

Christie le regardait intensément.

— Dieu seul sait quand cette guerre prendra fin. Nous affrontons tant d’ennemis aux quatre coins de la planète pour espérer une victoire éclatante, Mais vous-même et tous ceux de votre trempe, vous devez savoir s’il nous reste encore une chance de sauver l’honneur, à défaut de vaincre notre adversaire.

Le vin était assez corsé, et cela, ajouté à la chaleur qui régnait dans le hall, laissait Bolitho sans défense.

— Mais enfin, sir Evelyn, je suis sûr qu’ici, à New York, après tout ce qui s’est passé depuis les débuts de la rébellion, ils savent exactement à quoi s’en tenir ?

L’amiral haussa tristement les épaules.

— L’état-major général est trop occupé avec ses petites affaires pour se soucier de ce qui se passe sur le front. Et le gouverneur, si j’ose l’appeler ainsi, consacre trop de temps à courtiser des jeunesses ou à faire le bilan de sa fortune. Il n’a donc aucun désir de peser sur le cours des choses. Auparavant, il a servi dans l’armée comme intendant, c’est donc un fieffé voleur, et il est secondé par un homme qui fut autrefois directeur des Douanes dans une ville renommée pour la contrebande qui y régnait, c’est tout dire !

Il se mit à ricaner.

— Par voie de conséquence, ils ont fait à eux deux de cet endroit une machine à augmenter leur propre fortune. Pas un négociant, pas un seul bâtiment de commerce ne peut entrer dans cette ville ou la quitter sans verser sa petite obole qui tombe dans l’escarcelle de nos « chefs ». New York est plein de réfugiés, et le gouverneur a décidé que la ville, l’église, les collèges devaient offrir leur denier pour soulager leurs souffrances.

— Mais, fit Bolitho, troublé, c’était certainement de bonne foi ?

— Peut-être bien. Pourtant, la plus grosse partie de ces sommes s’est envolée. Des bals, des sauteries, des réceptions comme celle-ci ; des demoiselles et des putains, du gibier de potence et des favorites. Tout cela nous fait un joli paquet d’argent et de compromissions.

— Je vois.

En fait, il ne voyait rien du tout. Lorsqu’il repensait à son bâtiment, aux risques qu’il courait tous les jours, à la mort qui les guettait sans relâche, à l’ennemi qu’ils bravaient sans cesse, il en restait bouche bée.

— Pour moi, reprit Christie, le devoir prime tout. Et je ferais pendre quiconque se comporterait autrement. Mais ces… – il n’arrivait plus à dissimuler son dégoût – … ces larves ne méritent aucune estime. Si nous devons nous battre, soit, mais je ne vois pas pourquoi ils devraient tirer un quelconque bénéfice de notre propre sacrifice !

Il se mit à sourire, ce qui effaça momentanément les rides qui marquaient ses yeux et sa bouche.

— Eh bien, voilà, Bolitho, vous avez appris quelque chose de nouveau, hein ? Pour commencer, vous vous faites une réputation, puis vous commandez un bâtiment. Ensuite, vous assumez la responsabilité de bâtiments de plus en plus gros. C’est le parcours classique d’une ambition, sans lequel, à mon avis, un officier ne vaut pas tripette.

Il se mit à bâiller.

— Il faut que je m’en aille, fit-il en lui tendant la main. Mais vous, continuez donc à faire votre éducation.

— Vous ne restez pas voir le gouverneur, amiral ?

Il ressentait quelque chose qui ressemblait à de la panique à l’idée de demeurer livré à lui-même et à ses réflexions.

Christie eut un large sourire.

— Personne ne risque de le rencontrer ce soir, il est bien trop occupé à régler de vieilles dettes et à faire bouillir le pot – il héla un laquais. Amusez-vous, vous l’avez bien mérité, encore que vous préféreriez sans doute être à Londres, non ?

— Non, pas à Londres, répondit Bolitho en lui rendant son sourire.

— Ah, naturellement… – l’amiral observait le valet de pied qui arrivait avec son chapeau et son manteau – … j’avais oublié que vous étiez un enfant de la campagne.

Puis, avec un simple signe de tête, il s’en fut et se perdit rapidement dans l’ombre du jardin.

Bolitho trouva une place libre au bout de la table et se mit en devoir de décider ce qu’il pourrait bien déguster. Il lui fallait absolument avaler quelque chose d’autre que ce vin, qui faisait son ouvrage, et comment. Il se sentait la tête étonnamment légère, tout en sachant que le vin n’était pas seul en cause. En le livrant à lui-même, l’amiral lui avait fait pour un temps perdre son contrôle, le laissant libre de passer aux actes à sa fantaisie. À y réfléchir, pareille chose ne lui était encore jamais arrivée.

Un énorme capitaine de vaisseau, le visage congestionné par la chaleur et le bon vin, passa devant lui et ramassa une grosse tranche de pâté, additionnée de diverses viandes froides, avant même qu’un domestique eût eu le temps d’accourir pour le servir. Bolitho songea à Bethune : cette assiette aurait suffi à calmer son appétit plusieurs jours d’affilée.

L’officier se retourna et le dévisagea longuement :

— Ah ! Quel bâtiment ?

— L’Hirondelle, monsieur.

Son interlocuteur clignait des yeux, comme pour s’éclaircir le regard.

— Jamais entendu parler – il fronça le sourcil. Et vous vous appelez comment, hein ?

— Richard Bolitho, monsieur.

Le capitaine de vaisseau hocha la tête.

— Jamais entendu ce nom-là non plus.

Et il retourna se fondre dans la foule en semant au passage quelques morceaux de viande au pied d’une colonnade.

Bolitho se mit à sourire : voilà le genre de remarque qui remettait les choses à leur juste place, si vous vous illusionniez sur votre importance.

Une voix le fit se retourner.

— Non ! Vous ici, commandant ? J’étais sûre de vous avoir reconnu !

Bolitho resta plusieurs secondes à regarder la jeune fille sans réussir à se remettre ses traits. Elle portait une robe ravissante couleur bordeaux, largement décolletée, et ses cheveux qui dégoulinaient en rigoles sur ses épaules nues brillaient comme de la soie à la lumière des chandeliers.

— Miss Hardwicke ! s’exclama-t-il, j’ignorais que vous étiez ici, en Amérique !

Il se sentait tout bête, mais cette apparition imprévue l’avait pris de court. Elle était ravissante, plus jolie encore que dans ses souvenirs. Lorsqu’il avait défié son oncle, le général Blundell, elle s’était mise à crier et à rouer de coups de pied ses marins qui l’emportaient de force avant le combat contre le Bonaventure.

Pourtant, elle n’avait pas changé : même sourire mi-amusé, mi-moqueur, mêmes yeux mauves qui désarmaient toutes les défenses et le laissaient aussi balourd qu’un rustaud.

Elle se tourna vers son cavalier, officier de haute taille en uniforme de dragons, apparemment très imbu de sa personne, et lui dit :

— Il était si jeune, si sérieux ! Je crois bien que toutes les femmes présentes à bord sont tombées amoureuses de ce malheureux garçon.

Le dragon regardait Bolitho d’un œil glacial.

— Je crois que nous sommes pressés, Susannah, je voudrais vous faire rencontrer le général.

Elle se dégagea et posa sa main gantée de blanc sur la manche de Bolitho.

— Cela m’a fait plaisir de vous revoir ! J’ai souvent pensé à vous et à votre petit bateau – son sourire s’effaça et elle redevint sérieuse. Vous m’avez l’air en pleine forme, commandant, vraiment. Un peu plus mûr, peut-être ? Et un peu moins… – le sourire ironique réapparut – … vous ressemblez moins à un petit garçon déguisé en homme.

Il se sentit rougir de honte, mais en même temps il était content.

— Eh bien, je suppose que…

Mais elle avait déjà fait demi-tour et deux jeunes gens jouaient déjà des coudes pour la rejoindre.

Tout à coup, elle se décida.

— Accepteriez-vous de dîner avec moi, commandant ? – elle le regardait intensément. J’enverrai un domestique avec mon invitation.

— Oui… – les mots se précipitaient dans sa bouche – … je serais très heureux. Merci beaucoup.

Elle lui rendit un petit sourire ironique qui le frappa droit au cœur, tant cela lui rappelait leur première rencontre.

— Eh bien, voilà qui est convenu.

Elle disparut dans les mouvements de la foule.

Bolitho prit un autre verre et se dirigea d’un pas incertain vers la pelouse. Susannah, tel était le nom que lui avait donné ce dragon. Il lui allait comme un gant.

Il se dirigea vers la fontaine et passa plusieurs minutes à contempler le jet d’eau. Après tout, cette réception avait été plutôt agréable et lui faisait oublier les horreurs de la matinée.

 

Armé pour la guerre
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